Louis Saguer
Louis Saguer et le piano

Louis Saguer, né en 1907 à Charlottenburg et naturalisé français en 1947, nous a quittés le 1er mars 1991. Il débute ses études musicales avec plusieurs élèves de Busoni, puis travaille avec Louis Aubert, Arthur Honegger et Paul Hindemith. Chef de chant et assistant de mise en scène à l’Opéra d’Etat de Berlin, il fut Chef d’orchestre du Théâtre Piscator, collaborant dans le même temps avec des musiciens comme Meisel, pour la musique du film “Dix jours qui ébranlèrent le monde” de Eisenstein, ou Hans Eissler, dont il devint l’assistant à l’Université Ouvrière, pour “Kühle Wampe”. Beaucoup plus tard, il signe la musique du film d’Eric Rohmer “Le signe du lion” et se fixe définitivement à Paris en 1933. En tant que pianiste et claveciniste, il donne des concerts, surtout de musique contemporaine, aux radios française, belge, allemande, et fait connaître, à Darmstadt en 1949, des oeuvres, notamment, de Boulez, Dutilleux, Jolivet, Martinet, Messiaen, Nigg. Il accompagne, au piano, Marya Freund, Lotte Léonard, Hélène Bouvier, Irène Joachim, Georges Thill et, en tant que chef, crée nombre d’oeuvres françaises à la radio. Assistant d’Hermann Scherchen et chef de la Chorale Populaire de Paris, il enregistre, en disque, Beethoven, Vivaldi et de la musique française baroque.
couleur Intéressé par l’enseignement, outre des conférences régulières, il dispense des cours d’analyse de compositeurs français contemporains à Darmstadt en 1949, puis à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne en 1962 et 1968, sur Jolivet à l’Université d’Aix en Provence.
Sur la quarantaine d’opus qui constituent son catalogue “officiel”, on perçoit deux fils rouges, en quelque sorte, la voix et le piano.
Deux témoignages de proches ou disciples viennent éclairer les rapports que Louis Saguer entretenait avec le piano. Tout d'abord celui du pianiste Jay Gottlieb.
"Il est certain que des expressions telles que "l'habit de ne fait pas le moine" expriment la plupart du temps des vérités indéniables et surtout utiles dans de multiples occasions, mais en ce qui concerne la musique pour piano de Louis Saguer, on peut affirmer haut et fort que "l'habit c'est le moine". Pour nous qui avons eu la chance de connaître cet homme exquis ainsi que de jouer sa musique, la corrélation entre l'être qu'il était et le fruit de sa production ne peut que frapper. J'ai été l'heureux créateur du concerto pour piano et orchestre, "Quasi una Fantasia" (1983/1984) et j'ai joué ses "Schegge e Stralci" (1985) pour piano seul dont le matériau est tiré du concerto. C'est un régal de couleurs les plus diverses, du plus "scintillant" au plus "morbide", pour citer des termes bien à lui.
Ce qui caractérise sa musique pour piano, c'est un sens de la ligne, d'une courbe principale, mais une ligne souvent perturbée (lire "épicée") par des appogiatures ou des acciacatures ou des trilles ou des battements ou des tremolandi ou des guirlandes de petites notes ou de traits virtuoses dont la fonction est d'épaissir le discours tout en faisant bien sortir la ligne principale. L'indication "transparent" ponctue souvent cette musique, symptomatique d'une certaine quête de clarté, voire de linéarité malgré son apparente densité.
D'autres indications rencontrées, comme "ritmico e svelto" ou "indifferente", sont typiques et révélatrices. Le contraste entre une écriture tour à tour "rythmée" (les modes rythmiques grecs y sont omniprésents) ou "libre", "fluide", donne à l'interprète et à l'auditeur une réelle satisfaction, car les besoins d'une pulsation dynamique et d'une exploration non mesurée des plaisirs sonores, sur le moment, sont pleinement adressés.
Saguer n'a que Ohana comme rival quand il s'agit de la perfection dans ces passages en secondes ondoyantes autour d'une mystérieuse ligne mélodique qui sonne comme une incantation intemporelle. Mais juste au moment où l'on risque de quitter la terre, en haut de la page suivante se trouve un (beau) dessin d'une tête de chat afin de nous communiquer, avec un bon clin d'œil, que cette section doit être jouée de manière féline !
Une musique à découvrir, donc. Sans esbrouffe, honnête dans la mesure où chaque note a été bien entendue par le compositeur, la musique pour piano de Louis Saguer n'a besoin que d'elle même pour imposer sa richesse, son élégance, sa puissance et sa qualité".
Après le témoignage de l'interprète, il est intéressant de découvrir celui du compositeur Bruno Schweyer.
"Comme tout homme, Louis Saguer a besoin de présences amies. Les plus constantes sont sa bibliothèque et son piano ; ou plus exactement un piano, n'importe lequel, un médiateur, un moyen de communiquer avec demoiselle Musique, un serviteur fidèle qui lui a permis de composer et d'avoir mille joies. Il avait une préférence pour trois formes d'instruments : les percussions, le piano et l'orgue. Curieusement, il n'a écrit qu'une pièce pour ce dernier (une commande) et, pour le piano solo : Trois inventions en sonatine (1937), pour piano ou clavecin, Deux inventions (1944) pour piano, ou flûte, hautbois, ou clarinette... bref, avec dessus-dessous ; quelques pièces légères pour piano à 4 mains et enfin une œuvre écrite vraiment pour l'instrument : Schegge e Stralci. Donc, ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il écrit une pièce pour orgue et une pour piano solo. Mais si celui-ci est un instrument qui a mille possibilités et fonctions dans tous les styles, c'est aussi un instrument que chaque grand compositeur "invente". On ne peut comparer Beethoven avec Chopin, ni Liszt avec Debussy, Ravel, Prokofiev ou... Louis Saguer.
Il n'a écrit que très peu pour l'instrument à marteaux qui est néanmoins presque omniprésent dans son œuvre. Il l'utilise de trois façons : piano solo (rare), piano d'accompagnement et piano avec orchestre.
Celui qui accompagne est celui des mélodies et de la musique de chambre. Comme le piano de Ravel, il a souvent été orchestré ; il est plus musique que piano. Le piano avec orchestre (solo ou pas) est une présence merveilleuse, irremplaçable et d'une écriture très originale. C'est lui qui souligne tel rythme, telle couleur ou le galbe d'une mélodie, qui indique les pulsations, les respirations et ce qui est important ; il colorie, devient soliste puis sobre et secret.
Si l'on supprimait le piano dans l'œuvre de Louis Saguer, on estimerait sa grandeur : sublime par discrétion, pareil à son auteur".

Exigeant pour les autres, comme il l’était pour lui-même, il a bâti une oeuvre forte, dans un style tout à fait personnel, qui compte d’absolus chefs-d’oeuvre comme Motivos de Son, pour une voix et percussions, son opéra Marianna Pineda, Schegge e Stralci, pour piano, son quatuor à cordes, Sine Nomine, pour orchestre, et Quasi una Fantasia, son concerto pour piano.
1997 marquera le quatre-vingt dixième anniversaire de sa naissance ; n'est-ce pas là l'occasion de le (re)découvrir ? Le comité d'honneur, constitué pour cette occasion, comprend des noms aussi divers que ceux de Gilbert Amy, Nicolas Bacri, Alain Bancquart, Henry Barraud, Pierre Boulez, Henri Dutilleux, Serge Nigg, Amali Tlil, François Vercken, Jean-Jacques Werner ou Iannis Xenakis, pour ne citer qu'eux. Ne sont-ce pas là des témoignages d'estime venus d'horizons esthétiques les plus divers envers un nom qui rassemble, une œuvre qui interroge, un langage qui impose ?

Louis Saguer, dont l’humour était aussi vif que l’intelligence, était un homme d’une très vaste culture littéraire et manifestait, en permanence, de la curiosité et de l’intérêt pour les choses de son temps, qu’elles fussent musicales ou autres. Compositeur, il ignorait les concessions, poussait la discrétion à l’extrême, ce qui ne l’aida guère à se faire connaître du grand public mais lui permit de situer sa démarche hors des modes et des mouvements.

Hervé Désarbre

(paru dans la revue Piano)

Louis Saguer aujourd’hui


Quand on considère la qualité des compositions de Louis Saguer, une question s’impose : pourquoi est-il si peu connu ? A cette question, qui l’a plongé maintes fois dans les profondeurs insondables du doute, il répond : « Ma situation est seulement la conséquence de mon incapacité de me promouvoir avec succès et de mon caractère insolite ». Son « incapacité de se promouvoir » correspond au fait de « ne rien devoir à personne, refuser toute publicité, toute démarche, toute combinaison ; comptant seulement sur la qualité de mon travail et espérant qu’il s’impose de lui-même. Le pire obstacle : les amis qui ne veulent pas accepter mon attitude ».
Après son décès, trois de ses amis se mettent au travail pour faire partager cette musique merveilleuse. Ses manuscrits ont été déposés à la Bibliothèque Nationale de France, comme il le souhaitait.
Après la publication de son autobiographie (en allemand et bientôt en français) ce premier enregistrement permet de découvrir un des grands musiciens du XXe siècle. Il reste à souhaiter que sa musique soit plus souvent programmée.

L’auteur et ses œuvres

Louis Saguer a souvent enseigné l’interprétation et/ou l’analyse. Il était un analyste merveilleux. Mais comme il voulait que ses œuvres s’imposent d’elles-mêmes, il n’en a quasiment rien dit ; ce qui est fort dommage, car si certaines œuvres sont libres et spontanées, d’autres sont très travaillées et il est très délicat d’en saisir la genèse. Il commençait souvent une composition par l’exploration de gammes, de rythmes, accords…bref, du matériau sonore, puis se fixait des règles afin de pouvoir structurer et organiser son œuvre. Au fur et à mesure que l’œuvre se développait et prenait son indépendance, les règles premières perdaient leur raison d’être pour laisser place à l’unicité de l’œuvre et à son libre développement. Donc une fois l’œuvre terminée, il ne reste que des traces de la conception de départ.
Cette démarche compositionnelle ainsi exposée n’est bien sûr qu’un canevas général, mais ce qu’il faut en dégager, c’est son attitude par rapport à la musique de ses contemporains. En 1966, il écrit: « tiré entre le progressisme et l’avant-garde, me réclamant des deux, j’aspire à une difficile sinon impossible synthèse. » On comprend pourquoi il n’a jamais voulu faire partie d’aucune « chapelle », aucun mouvement esthétique ou école. Pour lui, le but de l’artiste est que « ses œuvres rayonnent et pénètrent partout en apportant de la joie. Q’importent les « degrés de niveau » ? Qui décidera de la valeur absolue de l’Art de la fugue ou de la Sérénade de Schubert ? L’essentiel n’est-il pas que le message arrive à destination ? Qu’il se répande ? ».
Le CD consacré à Louis Saguer
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